En direct d’Haïti

Ce texte, tiré du Cyber-bulletin de mars 2021, en regroupe les trois premières sections. 

Ce Cyber-bulletin de mars revêtira un caractère un peu particulier, en faisant une pause de notre galerie de portraits de membres de l’AQANU. On avait d’abord pensé traiter de la condition des femmes haïtiennes à l’approche du 8 mars. Puis, on s’est dit qu’on ne pouvait passer sous silence tout ce qui, socialement et politiquement, agite le pays ces semaines-ci.

Photo: gracieuseté

Alors on a lancé un appel à des partenaires pour leur demander de témoigner de leurs conditions de vie quotidienne à l’heure de l’insécurité alimentaire, des divisions politiques, des kidnappings, des guerres entre gangs, de la
violence conjugale, des attaques contre les policiers, les journalistes, les assassinats. Et on n’a pas parlé du coronavirus!
Sans solliciter leur opinion politique sur la légitimité ou non du prolongement du mandat du président Jovenel Moïse, on leur a aussi demandé s’il voyait des lueurs d’espoir à l’horizon. Et si oui, lesquelles ?

On publie ici et, dans leur intégralité, deux témoignages. Le silence des uns, la demande d’anonymat pour deux autres en disent long sur le climat d’insécurité qui règne en Haïti. Pour assurer la protection des personnes ayant accepté de livrer leurs impressions, on taira donc leur identité. On se contentera de dire que l’une est une partenaire de longue date et que l’autre, une «Haïtiano canadienne», est une professionnelle retraitée qui séjourne pendant l’hiver à Corail, sa patrie, afin de redonner un peu de ce qu’elle a reçu.

Voici le premier des deux témoignages en provenance de Port-au-Prince.

Une insécurité qui perdure

Depuis plusieurs mois, Haïti vit une nouvelle vague d’insécurité qui a commencé avec une longue période de « pèyi lok » (pays fermé) de trois mois à la fin de 2019 suivie de grèves et de manifestations.

Photo: gracieuseté

À ces formes de résistance, sont venues s’ajouter les guerres entre les gangs pouvant empêcher la circulation dans certains quartiers souvent sans avertissement à n’importe quel moment, les kidnappings (enlèvements) contre rançon affectant plus directement les familles haïtiennes et l’impuissance des forces de l’ordre devant cette situation.
Depuis quelque temps, les ruptures dans l’approvisionnement régulier de la gazoline sont assez fréquentes et les périodes de coupure d’électricité sont de plus en plus longues, ce qui ne fait qu’empirer l’insécurité.
La répression s’est aussi aggravée lors des manifestations et on a même été témoin d’attaques contre les journalistes. Les divergences politiques sont en grande partie responsables de cette situation difficile.

Sortir ou pas?

Comment on vit tout ça? Même si on ne s’habitue pas à ces situations on développe des moyens qui nous permettent de continuer à vivre notre quotidien. En temps «normal» je suis les nouvelles régulièrement. J’ai élargi mes heures d’écoute, car plusieurs stations de radio ont des journalistes dans les différents coins de la capitale dès 5 heures du matin qui décrivent la situation en temps réel : présence de transport en commun ou pas, présence d’élèves et de marchand/es dans les rues, circulation fluide ou présence de barricades, etc. Ces reportages du matin donnent déjà une idée pour décider si on pourra se déplacer pour aller au travail ou pas. Si c’est un jour de grève générale et que tout est fermé, c’est évident qu’on ne sort pas.

Pendant toute la journée, on reste branché surtout si on a annoncé des manifestations. Comme les manifestations commencent rarement avant midi et souvent au centre-ville, on peut donc prendre la chance de se rendre au bureau le matin. Cependant, ceux qui devront passer par les zones prévues
dans le parcours des manifestations, au retour à la maison, ne risqueront pas de sortir le matin.

J’ai l’avantage de demeurer à proximité de mon travail et cela me prend moins de 10 minutes en voiture pour m’y rendre. Je dois vous avouer que depuis un an j’ai été une des employés la plus permanente de mon groupe à être présente au travail. Comme je n’avais pas trop d’excuses de ne pas me rendre sur place (proximité, voiture, loin du centre-ville), je rendais donc service en assurant une présence plus permanente dans le bureau.

Bien sûr, le télétravail et les rencontres Zoom sont rapidement devenus le nouveau mode de travail pour les cadres ayant accès à un portable et à l’électricité à la maison. Pour la grande majorité de la classe moyenne, ces deux éléments sont plutôt rares…
Même si je n’ai jamais eu l’habitude de sortir souvent, j’ai commencé à limiter mes déplacements au fur et à mesure que le niveau d’insécurité augmentait. Ça fait plus d’un an que je ne vais plus rendre visite aux dames âgées du foyer situé dans une zone du centre-ville. Je vais à l’épicerie une seule fois par semaine et la plupart du temps j’en fréquente une située pas trop loin de chez moi. Les longues périodes de coupure de courant affectent aussi notre façon de s’alimenter. Les jeunes de mon voisinage me rendent service et m’achètent des petits blocs de glace (s’il n’y a pas eu d’électricité pendant deux jours !) que je place dans le congélateur qui sert de «réfrigérateur». Il faut dire que depuis le tremblement de terre de 2010, j’ai aussi pris l’habitude de garder une réserve de produits en conserve qui permettraient de survivre pendant quelques jours. Donc, au cas où une longue période d’insécurité surviendrait, je serais préparée.

Vivre avec 200 $ par mois

Mais tout ce que je viens de décrire ne s’applique pas à la grande majorité des familles haïtiennes. Plusieurs vivent au centre-ville ou doivent passer par le centre-ville pour se rendre à leurs occupations. Les amis que je connais limitent aussi leurs sorties au marché public et s’assurent de revenir à la maison avant 9 heures du matin. L’accès à l’électricité demeure un sérieux problème. Ceux qui ont les moyens commencent à s’équiper de quelques panneaux solaires. Mais la grande majorité ne peuvent pas écouter la radio pour se tenir au courant des situations en temps réel ou recharger leur
téléphone. On comprend que les réseaux sociaux sont devenus le moyen le plus rapide de faire circuler les nouvelles.

Photo: gracieuseté

Il faut souligner l’impact de cette situation sur la grande majorité des familles qui vivent au jour le jour soit avec le commerce informel ou un maigre salaire. On lance souvent des alertes d’insécurité alimentaire, mais il est difficile d’améliorer la situation dans un tel climat. Avec les ruptures de stock de gazoline et les grèves, les produits arrivent plus difficilement à la capitale et les prix augmentent. Ce qui ne fait qu’aggraver la situation de la grande majorité. Après tout ce temps en Haïti, je n’arrive toujours pas à comprendre comment une famille fait pour vivre avec 200 $ par mois quand elle doit se nourrir, payer le loyer, les factures d’eau et d’électricité, envoyer les enfants à l’école (80% des écoles sont privées et la scolarité coûte cher), les habiller et se déplacer en transport public.

On avait prédit la catastrophe

Et le coronavirus? Autant les Haïtiens avaient peur du virus avant son arrivée dans le pays en mars 2020, autant maintenant la majorité ne croit pas que le virus soit présent dans le pays. Pour une population de près de 12 millions d’habitants, il n’y a, jusqu’à maintenant, que 12 000 cas confirmés et moins de 250 décès. On n’a pas encore trouvé l’explication à ce bas taux de propagation même si certains avancent le fait que les Haïtiens vivent surtout à l’extérieur et boivent beaucoup de tisanes maison. On avait pourtant prédit la «catastrophe»! On continue à exiger le port du masque dans les endroits publics et le lavage des mains. Le «corona», comme on l’appelle en Haïti, ne fait plus partie des problèmes importants de l’heure…

Et la santé mentale? Le stress de vivre ces situations dangereuses et ses conséquences sur la vie familiale, les enfants et la santé en général est présent partout. Maintenant, en Haïti, surtout dans la capitale, les gens vivent avec une peur constante.

Et les projets de l’AQANU?

Et l’impact sur la réalisation des projets en cours de l’AQANU? Les projets se déroulant surtout en milieu rural dans la région éloignée de Pilate, ils ne sont pas trop affectés par cette situation d’insécurité. Par contre, les élèves du projet d’appui à la scolarisation qui habitent Port-au-Prince pourraient être contraints de rester à la maison les jours de grandes manifestations. Les écoles ont toutefois mis en place des mécanismes pour continuer les cours. Même ceux qui n’ont pas accès à l’internet peuvent passer prendre les copies des leçons et devoirs à l’école.
Y’a-t-il des lueurs d’espoir? A court terme, je ne pense pas. Il faut des réformes constitutionnelles et des élections. On a aussi besoin de dialogue et les deux groupes (ceux au pouvoir et ceux de l’opposition) ne semblent pas encore préparés pour ça. Si les deux groupes ne trouvent pas un terrain
d’entente, la situation ne changera pas. Les pressions tant à l’intérieur que de l’extérieur du pays doivent se poursuivre.

Et voici l’autre portrait tracé par une Haïtiano canadienne séjournant à Corail

Port-au-Prince n’est pas Haïti

Corail n’est pas Port-au-Prince; Port-au-Prince n’est pas Haïti. Même si les besoins sont criants, les problématiques identifiées ne se situent ni autour des kidnappings, ni autour de la violence policière, ni même la contamination de masse.

Déconfinement

Photo: gracieuseté

On se promène librement dans cette petite localité en zone côtière de la Grand’Anse située à 260 km de la capitale. Ce que nous observons, c’est quelques graffitis peints la nuit sur les murs de maisons, signe de la présence timide de représentants de l’opposition. En effet, grâce à une belle collaboration entre le représentant de la zone au parlement haïtien et le gouvernement en place, une dizaine de kilomètres de route construite l’an dernier sort Corail de son isolement. On est si bien à Corail qu’un visiteur européen en a fait écho du potentiel de la zone en la comparant à SaintTropez du sud de France. L’union fait la force et procure la paix.

Chômage et santé

Il faut avouer que nous avons observé des enfants souffrant de malnutrition, des jeunes femmes carencées en fer en raison de la rareté d’alimentation protéinée. Nous avons observé des jeunes découragés qui essaient d’adopter le taxi-moto comme moyen de survie. Ces derniers fuient la campagne ce qui crée une pénurie de relève en agriculture entraînant du coup une pénurie de nourriture pour l’ensemble de la population.

Agriculture et pêcherie

Photo: gracieuseté

La pêche et les denrées alimentaires telles que le café, le cacao, le manioc furent traditionnellement les sources de revenus principales de cette localité. De nos jours, la plupart de ces produits sont transformés en denrées rares. Vu la tendance à la baisse des précipitations, ce qu’il faudrait à Corail c’est du
soutien aux paysans, de l’aide technique afin d’augmenter la production de vivres, la diversification des cultures agricoles, de l’engrais, en plus d’un système de captage d’eau. Du soutien pour pêcherie en haute mer serait aussi de mise. L’agriculture et la pêcherie doivent être revigorées par la réplique de modèles réussis ailleurs.

Ressources et économie

Photo: gracieuseté

Corail pourrait aussi bénéficier d’une pisciculture dans la mer, ou en eau douce ce qui redonnerait à la zone ses lettres de noblesse. La mer de Corail est toujours calme, ce qui en fait une oasis en temps de cyclone pour les navigateurs. Les entrepreneurs de cette localité se sont réunis tout récemment dans le but de s’incorporer à la chambre de commerce déjà formée au niveau de la Grand’Anse. La réplique de telles initiatives à travers le pays pourrait générer des emplois et sortir le pays de sa torpeur. La relance de l’économie passe par la mise en commun des ressources.

Résilience

Photo: gracieuseté

La résilience de cette population l’a jusqu’à maintenant préservée de la pandémie. Toutefois certaines mesures d’hygiène continuent d’être appliquées même si le port du masque n’est pas généralisé. C’est obligatoire de se masquer pour accéder à certaines institutions publiques. Selon un membre du personnel de l’hôpital de Corail, il y a une immunisation collective à Corail et par ricochet, en Haïti. Corail n’est pas affecté par la pandémie.

Lueur d’espoir pour Corail, pour Haïti?

Corail est une communauté vibrante et riche de sa jeunesse, de sa culture, de ses ressources, de sa beauté naturelle, de ses îlots. Haïti est riche de sa diaspora. Une diaspora dont le cœur est resté dans sa terre natale et la tête qui fait du surplace et qui demeure à la merci des mauvaises nouvelles et des soubresauts provenant de la capitale du pays.

Si ailleurs dans le monde c’est la Covid-19 qui menace les vies, en Haïti, ce sont les menaces provoquées par les changements climatiques, l’instabilité politique, le déboisement, la corruption individuelle et systémique, la surpêche des petits poissons, la disparition graduelle des denrées remplacée par l’importation en masse des produits de première nécessité qui font craindre l’avenir. Haïti ne pourra pas s’en sortir sans l’aide extérieure. La première révolution noire, Haïti terre de liberté universelle ne peut pas mourir.

Photo: gracieuseté


Haïti a besoin de ses fils pour faire de l’union une force motrice qui se déplace vers l’avant. Cette force c’est sa jeunesse, sa diaspora, ses ressources inexploitées, la résilience de sa population. Qu’arriverait-t-il si 20 membres d’une diaspora éclairée décidaient de s’installer à Corail? Tout comme le malade a besoin de remède, Haïti va devoir joindre ses forces à celles de l’aide extérieure pour se relever.

Qu’en dit notre premier ministre fédéral libéral qui bénéficie des votes de la grande majorité des Canadiens d’origine haïtienne concernant l’aide au développement d’Haïti

Hélène Ruel

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