Agathe Pellerin a du mal à croire que nous puissions, ici, remettre en question notre volonté d’entraide et de partage avec la population haïtienne alors que nous possédons beaucoup. Pour la majorité, en Haïti, de trouver une tranche de pain par jour relève du défi, observe-t-elle.
Agathe Pellerin le sait, elle qui vit et travaille en Haïti depuis près de 50 ans. Elle est, en quelque sorte, les yeux et les oreilles de l’AQANU en Haïti, particulièrement de l’AQANU-Bois-Francs.
Originaire de Sainte-Sophie-d’Halifax, petite localité sertie dans les Appalaches dans la région du Centre-du-Québec, elle a toujours conservé un lien d’attachement avec les Bois-Francs, participant, lorsqu’elle le pouvait, aux fameux soupers haïtiens qu’organisait le Victoriavillois d’adoption Ricardo Dorcal, acceptant les invitations à parler d’Haïti.
Par elle encore, Annick Racine et Sylvain Chartier de l’AQANU-Bois-Francs peuvent suivre avec attention le parcours des jeunes Haïtiennes et Haïtiens dont les «parrains et marraines» d’ici financent les études. Elle recueille par vidéo les témoignages des jeunes et les achemine à Annick et Sylvain qui peuvent ensuite les transmettre aux donateurs. Ce soutien à la scolarisation dote ses jeunes d’un diplôme, parfois universitaire, leur procurant un emploi. On peut l’entendre en parler par le truchement d’une vidéo https://drive.google.com/file/d/18uc2pHaEGmvvT8ruHxqNpKc9TBcpCcKW/view?usp=sharing
Une œuvre, une carrière
Agathe était de passage dans sa région natale ces derniers jours, rare sortie pour elle en ces temps si difficiles en Haïti, voyage rendu encore plus compliqué en raison de la pandémie.
Belle occasion nous était ainsi offerte de revoir son parcours depuis qu’en 1973, après ses études en nutrition à l’Université Laval, elle occupait son premier emploi. Sans le savoir, ce premier emploi la campant en Haïti allait orienter le reste de sa carrière.
Pour le compte de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), pendant cinq ans, elle a dispensé des cours de nutrition à ces Haïtiennes détentrices de bourses d’études. Haïti l’avait attirée entre autres parce qu’on y parlait français. Et parce que dans un pays comme Haïti, parler de nutrition, c’est aborder bien d’autres sujets que maladies cardiaques ou diabète!
Après Haïti, toujours pour l’OMS, elle a été appelée à contribuer à l’élaboration d’un programme de formation au Botswana. Elle y restera deux ans, faisant partie d’une équipe composée d’infirmières, de gestionnaires en santé publique, ce qui l’incite à vouloir pousser plus avant sa formation.
Elle s’inscrit à Cornell, une université privée américaine de l’État de New York, en vue d’obtenir son doctorat en nutrition internationale.
Et c’est presque «naturellement» qu’elle choisit Haïti, plus précisément Saint-Michel-de-l’Attalaye, le lieu et le sujet de sa recherche. Elle y fera d’une pierre deux coups puisque le CECI (Centre d’étude et de coopération internationale) développe un premier projet visant l’assainissement des eaux et la conservation des sols. «Il s’agissait d’évaluer leur impact sur la santé des enfants, la nutrition étant entre autres tributaire de l’hygiène, de la disponibilité des ressources, de l’accessibilité à l’eau.»
Agathe rappelle qu’à l’époque, l’ordinateur n’existait pas et que c’est sur papier qu’il fallait colliger et comparer les données recueillies sur les enfants avant et après les projets. Pendant cinq ans, jusqu’en 1989, la doctorante habite la commune de Saint-Michel-de-l’Attalaye et retourne chaque été à l’Université de Cornell.
Rencontre de compatriotes
Curieusement, c’est en Haïti qu’elle a fait la connaissance du Victoriavillois Roland Gingras, un des signataires de la charte de l’AQANU, et Grégoire Ruel, lui aussi originaire de Sainte-Sophie-d’Halifax.
Elle se souvient que Roland, rencontré à l’Hôtel Beaurivage où elle logeait en 1973, lui a appris le nom des rues de Port-au-Prince. Et, parlant de cet édifice autrefois hôtelier, elle note qu’il a par la suite servi de palais de justice avant d’être occupé par un gang!
Quant à Grégoire Ruel, il se rendait fréquemment en Haïti, notamment à Saint-Michel-de-l’Attalaye où l’AQANU, pour laquelle il est toujours actif, soutenait aussi des projets.
Avec des anciens du CECI, Agathe participe à la création du Centre d’appui au développement rural intégré (CADRI). Cet organisme non gouvernemental haïtien existe toujours, souligne-t-elle. Par lui, il était possible d’obtenir médicaments et essence pour le centre de santé de Saint-Michel alors qu’un embargo pesait sur Haïti.
C’est donc en partenariat de confiance avec le CADRI que l’AQANU a pu soutenir des projets tant à Saint-Michel qu’à Pilate et à Port-Margot. Elle s’y rendait régulièrement, assurant le suivi des projets.
Une formidable époque que celle-là, se souvient-elle, alors que les organisations comme le CADRI et l’AQANU pouvaient obtenir de l’Agence canadienne de développement international (ACDI, aujourd’hui disparue) des fonds atteignant 75% du capital requis dans un projet.
Formidable époque aussi où, elle pouvait accueillir les groupes de stagiaires et de visiteurs de l’AQANU qu’attirait Ricardo Dorcal en Haïti pour prendre, dans les communautés, la mesure des projets qui s’y organisaient.
Tout en œuvrant pour le CADRI, pendant 15 ans, Agathe a assumé la responsabilité de projets d’aide alimentaire pour le Catholic Relief Services, une organisation non gouvernementale américaine. Son champ a continué de s’élargir puisque non seulement son action s’est déployée dans une cinquantaine de centres de santé, mais parce que les projets concernaient l’assainissement, les droits de la personne, les prêts aux petites marchandes.
Par la suite, après avoir travaillé à des programmes d’appui direct du système de santé financé par le gouvernement canadien, c’est au ministère haïtien de la Santé que s’affaire Agathe et cela, depuis un peu plus de dix ans.
Un bureau dans un conteneur
Le séisme de 2010 a détruit l’édifice du ministère, sa reconstruction reculant toujours sur la liste des priorités. Même la tente où, pendant un temps elle et ses collègues travaillaient, a été réquisitionnée, l’hôpital de la capitale ayant besoin de locaux.
C’est dans ce qu’on peut appeler un conteneur qu’Agathe exerce ses fonctions de conseillère pour le ministre et le directeur de la Santé à l’unité d’études et de programmation. Bilans semi-annuels et budgets des 23 directions du ministère et des 10 départements passent sous son analyse.
Même si son quotidien – dont elle préfère ne pas trop parler – se décline en trois mots, boulot-auto-dodo, elle n’envisage pas la retraite. À bientôt 72 ans, elle dit que tant qu’elle aura la santé, qu’elle se sentira utile, elle continuera de travailler. «Ça ne me dérange pas de travailler sept jours sur sept.»
Tous les matins au travail, elle apporte café et mamba (beurre de cacahuètes) à ses collègues que, dans son auto, elle ramène assez fréquemment à leur maison après leur journée de travail, puisque la disponibilité des tap tap s’est raréfiée dans les rues de la capitale. «C’est moi qui fais le tap tap», dit-elle en souriant. Ses activités sociales se limitent pratiquement aux relations professionnelles qu’elle entretient avec ses collègues haïtiens lesquels quittent les uns après les autres.
«Il faut que ça redevienne vivable!», s’exclame-t-elle, gardant espoir «que la situation se replace». Mais la solution ne sera pas que strictement haïtienne, prédit-elle.
Hélène Ruel